mercredi 15 février 2017

Morse et requins

"Chercher le morse". Je repense souvent à l'interjection de Donny dans The Big Lebowsky. Alors que le Dude et Walter tentent de démêler la sombre affaire de l'enlèvement de Bunny en cherchant "comme disait Lénine, 'à qui cela profite', enfin tu vois ce que je veux dire", Donny lance ce qui serait la citation correcte: "Chercher le morse".

Donny confondait en fait Lénine et John Lennon, l'auteur de la chanson psychédélique des Beatles "Je suis le morse" (I am the Walrus), et je crois maintenant qu'il n'enjoignait pas à confondre les ogres capitalistes (find the walrus), mais reprenait plutôt exactement le titre de la chanson des Beatles, avec son incongruité habituelle. Qu'importe, cela me semble pertinent de déterminer qui telle ou telle activité engraisse, d'autant plus qu'élucider cette affaire est rarement facile, le tabou de l'argent étant alors bien utile à celui qui s'en met plein les fouilles pour rendre invisible son larcin.


Ayant participé pour la première fois à un "voyage organisé" (ツアー tsuaa, tour) de plongée, qui m'a paru assez onéreux, je me suis donc demandé à qui précisément revenait mon argent durement gagné.

Les 5 plongées en 2 jours étaient facturées 30,000 yens par personne, incluant un déjeuner léger et du thé sur le bateau. Les petits-déjeuners, dîners, ainsi que les deux nuits à l'auberge du même tour operator revenaient à 14,000 yens, soit 7,000 yens par nuit.

Le matériel de plongée est certes cher, mais nous avions amené nos propres gilets et détendeurs (prêtés par Kahoo), ainsi que palmes, masques et combinaisons, n'utilisant que les bouteilles du magasin de plongée. Le prix des bouteilles, du remplissage en air comprimé et de l'essence et de l'entretien du bateau me semblent aisément rentabilisés, étant donné que nous partagions le bateau entre une douzaine de plongeurs. Reste le personnel: Le capitaine de bateau, le guide de palanquée, un apprenti qui aide à transporter le matériel, et un superviseur qui s'occupe de la communication avec le bateau.

Aux repas, nous retrouvions tout le personnel de plongée affairé aux fourneaux, au service et au ménage, à l'exception du guide de palanqué. Le salaire journalier est d'environ 5,000 yens, et sans doute jusqu'à 10,000 yens pour le guide. Le montant total versé par les 12 plongeurs, 15,000 yens chacun pour une journée, est de 180,000 yens. Après paiement des salaires (faibles malgré un travail long et difficile) et des autres frais fixes et courants de l'entreprise, il semble assez aisé pour le patron d'extraire de ce chiffre d'affaire un revenu tout à fait confortable.


Il est malheureusement impossible sans recourir à quelque technique d'espionnage ninja d'en savoir plus sur les comptes de l'entreprise, qui sont bien sûr opaque, en vertu du tabou de l'argent évoqué précédemment. A moins d'être proche d'un tel patron, ou de le devenir soi-même.

Tergiversant sur l'impasse à laquelle semblait vouée mon désir d'investigation, j'ai eu la surprise de croiser inopinément le-dit patron de l'établissement. Entre la portière de la Jeep dont il venait de s'extraire et la porte arrière de l'établissement où il s'engouffrait, Kahoo a eu le temps de le saluer, il s'est enquérit de la qualité de notre plongée ("vous en avez vu [des requins-marteaux] ?") et nous nous sommes inclinés pour montrer notre gratitude. Puis Kahoo s'est tourné vers moi et m'a glissé: "Il est blindé." (お金持ち, okane mochi) et je me suis retenu d'ajouter : "Ben oui, avec nos sous !", comprenant que sa remarque n'avait rien d'une accusation, mais tenait plutôt de l'admiration.

Plus tard à dîner mon regard est attiré par un employé attablé au fond du réfectoire derrière nous. Il compte des liasses de billets de 10,000 yens, une trentaine environ.

Belle journée pour le morse.