mardi 17 mai 2016

Dans l'enfer du bentoya: le fast food à la japonaise, ou comment j'ai failli être viré pour une saucisse

À mon arrivée à 22h40 la chef me demande de me changer: bonnet en papier qui redescend sur les oreilles et se clipse sous le menton, masque en papier qui recouvre le nez et la bouche, veste, pantalon et bottes blanches. Et elle m'explique le protocole de désinfection: nettoyage de l'uniforme (avec un rouleau adhésif), des mains (savon et brosse à ongles) et des bottes (frottées sur un paillasson vert dans une bassine d'eau).

Commence l'enfer. Cinq heures passées non stop entre deux énormes cuiseurs de 10 kilos de riz chacun à alimenter et assaisonner (sel, sauce mirin et eau), et les accompagnements frits (揚げ物agemono): des centaines de produits congelés que l'on passe à la friteuse: Morceaux de potiron, de jambon industriel en tranches semi-circulaires (le très populaire et abominable SPAM), steaks hachés, saucisses à la sauce aux herbes, croquettes de poulet (から揚げ karaage)... que l'on dépose ensuite dans de grands bacs jaunes sur deux feuilles de papier absorbant beige, et stocke dans une chambre refroidissante.

À côté de la friteuse, on fait en même temps bouillir de l'eau deux grandes marmites (鍋 nabe) pour les pâtes, et blanchir les oignons dans une casserole. Le minuteur du riz retentit et il faut sortir la cuve correspondante (celle de gauche ou de droite) pour vérifier le niveau d'eau, le corriger et replacer la cuve sous l'unité d'alimentation en riz, qu'il faut remplir de 30 kilos de riz toute les 3 cuissons.

...morceaux d'aubergines, de tentacules de poulpe reconstituées, croquettes de pommes de terre (クロケット kuroketto), petites saucisses nature, filets de porcs panés (とんかつ tonkatsu)... attention aux éclaboussures!

Il fait très chaud, la transpiration perle sous le chapeau et le masque, je rêve d'une lampée d'eau fraîche mais les ordres ininterrompus de ma patronne ne me laissent pas le temps de boire. D'ailleurs, où est la fontaine à eau du personnel? Après une demi-heure de course effrénée, j'ose lui poser la question. Elle est interloquée: "- Tu as ramené de l'eau? - Ben, non." Je réalise alors que je ne l'ai pas vu boire depuis plusieurs heures. Elle ne transpire pas non plus, d'ailleurs. Par dépit je lui demande si l'eau du robinet est potable. Comme il est souvent déconseillé de la boire, je suis surpris qu'elle me réponde par un haussement d'épaules impatient. Je n'ai pas le choix, je m'hydrate goulûment au robinet, je dois tenir.

À la deuxième sonnerie le riz est prêt: il faut aller sortir la cuve de riz et en ôter le couvercle. Pendant que le riz repose quelques minutes il faut vite aller égoutter les pâtes. Puis je reviens vers le riz pour rabattre les quatre coins du filet brulant qui le contient et porter les dix kilos de riz jusqu'au mélangeur, une grosse boule noire dont je soulève la moitié supérieure pour y verser le riz. Je l'actionne et la boule se met à tourner pour séparer grossièrement les grains de riz, puis déverse le tout dans un bac que j'ai préalablement recouvert d'un grand sac plastique bleu. J'ouvre le mélangeur pour récupérer les quelques poignées de riz restées dedans puis transporte le sac plastique dans un bac plus petit de la cuisine à la salle de préparation des bentos. Je reviens à la cuisine nettoyer la cuve puis remet le filet en place à l'aide d'un rond métallique. J'assaisonne et replace la cuve pour que se lance automatiquement une nouvelle cuisson.

...SPAM pané, blancs de poulet panés, mini steaks hachés, filets de poisson farinés, dont on finira la cuisson dans une grande marmite avec de la sauce soja (しょうゆ shouyu), pâte de gingembre (しょうが shouga) et un peu d'eau.

Le moment le plus intéressant fût la préparation des omelettes roulées (厚焼き atsuyaki) nature, aux herbes ou aux feuilles d'algues séchées (のり nori). C'est sans doute cette tâche qui m'incitera à revenir bosser ici demain, ainsi que les heures de boulot (qui me laissent toute la journée libre, ainsi que deux nuits de congé par semaine) et la nécessité de recevoir un salaire (qui, même majoré de 25% la nuit, ne revient pas à beaucoup quand il s'agit de gagner 825 yens de l'heure au lieu de 700 yens).

Rien à boire, une cadence infernale qui empêche les interactions entre les quelque quinze employés, tous focalisés sur leurs tâches... À la fin de mon service, 4h du matin, je me rends compte qu'il n'y a pas de staff food non plus pour récupérer nos forces! Un comble après avoir préparé tant de nourriture! Nous échangeons avec ma patronne la formule habituelle de fin de boulot "Nous avons travaillé durement" (お疲れ様でしたotsukaresamadeshita), et je la laisse dans l'enfer.

En traversant la salle de préparation des bentos je croise un de ces bacs de saucisses à la sauce aux herbes et m'empare prestement de l'une d'elle. Une employée d'une cinquantaine d'années, située près de la sortie, me suit d'un regard paniqué: "- Ce n'est pas sain de toucher les aliments avec les doigts! - C'est pour la manger en fait - Ah bon, on t'a dit que tu pouvais? - Oui, oui", rétorquai-je en croquant nonchalamment dans l'objet du délit. Miam!

Pendant que je me change au vestiaire j'entends la patronne m'appeller: "Alo!"  (もしもし moshi moshi). Je tire le rideau du vestiaire et sors pour lui faire face: "- Il paraît que tu as mangé une saucisse? - Oui, j'avais faim - Mais c'est interdit!  (ダメだよ dame dayo- Pardon, c'est que je pensais qu'il y aurait de la staff food donc je n'ai pas mangé avant de venir." Elle me jette un regard dubitatif et repart. Je quitte les lieux songeurs: me pardonnera-t-elle mon geste?