dimanche 26 juin 2016

Carton jaune

Hier soir, nous nous donnons rendez-vous avec Yagi à son QG, à savoir le bistrot Gyoza & Beer. En entrant, je croise le regard d'une jeune femme qui semble irritée par l'irruption de Yagi. Les autres personnes présentes sont le patron, Masaki-san, d'humeur joyeuse. Et une employée, Kazu-chan, qui est en congé aujourd'hui et est venue se détendre avec la jeune femme en question, Keiko-chan, ancienne employée de Gyoza & Beer.

Le patron nous sert nos bières et Yagi, après s'être désaltéré, me révèle qu'il s'est passé avec Keiko-chan "la même chose qu'avec Mae-chan", à savoir qu'il a été très insistant avec la belle. Ils s'entendaient d'abord bien - ou, devrait-on dire, elle acceptait sa présence en tant que client - les premières fois qu'il venait la voir au Goyza & Beer. Puis, de son propre aveu, il a commencé à trop venir. Et elle en a eu marre. Et elle a choisit de cesser tout faux-semblant et d'afficher son indifférence en cessant toute forme de communication. Exactement comme Mae-chan.

Nous sommes maintenant assis face à Keiko et Kazu, séparés par la grande table commune d'environ un mètre et demi de large. Et Yagi ne peut s'empêcher de continuer à importuner Keiko: il veut sans cesse trinquer avec elle, la regarde avec gourmandise et s'exclame à quel point il l'a trouve belle. Elle trinque une première fois avec le verre de whisky soda qu'il vient de lui payer, puis refuse, et finit par s'enfermer dans un mutisme irrité en pianotant sur son smartphone.

Tout le long, Kazu-chan, pour offrir une protection symbolique à son amie, garde son bras tendu devant elle, et exprimant avec force formules de politesse, son absence de désir de communiquer avec le relou. Ce manège, que j'observe avec intérêt, dure une bonne demi-heure. Comment peuvent-elles supporter ainsi l'insistance de Yagi, ses yeux rivés avec indécence?

Kazu m'offre une piste de compréhension en me parlant des girls bar. Elle apprécie ces endroits où les hommes payent pour être en compagnie de femmes qui leur font la conversation et boivent avec eux, car les femmes japonaises seraient "timide". Je me méprend sur le sens qu'elle donne au mot: "Timide? Ainsi les girls bars seraient un moyen pour les filles de rencontrer des hommes ?!" "Pas exactement", me lance-t-elle évasivement avant de continuant son rôle de protection envers Yagi. Il semble plus probable que Kazu ait employé "timide"  comme un euphémisme de la résignation des femmes face à cette forme d'interaction centrée autour du désir masculin: Elles n'oseraient pas rejeter frontalement les avances importunes d'hommes non désirés, préférant, comme nous le voyons ici, le refus poli ou le mutisme. Mais, même cette sratégie ultime de refus de communiquer, n'équivalent pas sur la scène des interactions sociales à un rejet franc, reste source de frustration pour l'homme, qui continue de percevoir la possibilité d'un rapprochement.

Les girls bars offriraient aux femmes un certain contrôle sur cette forme d'interaction, en l'inscrivant dans un lieu et une temporalité donnés, et en la mettant en scène. Effectivement, aux demandes répétées de Yagi ("Ah, j'aimerais bien boire une bière servie par Keiko!""Comme la bière était bonne quand elle était servie par Keiko!"), Kazu répète que "ceci n'est pas un girls bar", "Keiko ne travaille plus ici", "Keiko n'est pas au travail maintenant, elle est sur son temps privé", ponctué de nombreux remerciements et excuses hyper formalisées.

J'écourte l'embarras des demoiselles en nous excusant. Nous prendrions bien une dernière mousse au Bockly's, un sympathique bar à cocktails. Mais le patron refuse Yagi car "il a déjà reçu deux cartons jaunes!" Le voyant bien éméché, il préfère lui refuser l'entrée ce soir pour ne pas le voir importuner de nouveau la clientèle féminine et devoir lui asséner une interdiction définitive. Le comportement de Yagi donne raison au patron: il l'ignore et s'asseoit à une table à côté de deux demoiselles en me lançant des: "Allez, c'est bon! Viens t'asseoir!", puis, d'un sourire lubrique, scrutant ostensiblement ses voisines de tables: "Ah c'est bien fréquenté ici, hein!" et, pensant à haute voix: "Qu'elles sont jolies...". Cela suffit à me convaincre de le prendre par l'épaule pour prendre la direction d'un autre troquet. Un peu plus loin nous passons devant Santal, mais là c'est bel et bien le carton rouge qu'il a reçu à cause de sa trop grande insistance auprès de Mae-chan.

A continuer ainsi, il ne lui restera bientôt plus que les girls bars comme lieux de socialisation avec la gente féminine.

Et la plage.