mercredi 29 juin 2016

Comment ne pas obtenir un visa pour le Japon, ou La mauvaise réputation

Je rencontrais Ichiho à l'été 2014, au cours d'un périple d'une semaine sur l'île de Miyako (宮古島 miyakojima) avec une amie de Naha et six autres voyageurs. Nous campions sur la plage d'Aragusuku et notre amie, qui avait vécu trois ans sur l'île, était notre guide. Elle nous présenta son amie Ichiho qui managais un café et qui, aprenant mon état de barman sur l'île principale, m'incita à rester en contact pour venir, un jour, travailler avec elle.

Laissant rarement une invitation sans réponse, je décidais de venir effectivement travailler à son café un an plus tard, en juillet 2015. Elle me fit rencontrer le patron, qui valida l'embauche. J'y travaillais pendant deux mois, avec Ichiho comme manager et Erika sa seconde, une joyeuse équipe assurant le bon fonctionnement du lieu du matin au soir, ne chômant pas pour servir les trois repas de la journée, smoothies, café et jus de fruits frais, toujours dans la bonne humeur. J’emménageais rapidement chez Erika, qui vit dans un grand appartement de fonction avec deux chambres dont une inutilisée qui devint la mienne pour l'été. Je me fis apprécier comme hôte propre et respectueux, faisant le ménage et la cuisine pour Erika, et promenant sa chienne.

L'expérience fût si bonne que je m'enquérais auprès de Ichiho de la possibilité d'embauche à plus long terme, qui nécessiterais une demande de visa professionnel de la part de l'entreprise auprès du bureau local d'immigration (constitué ici d'un unique fonctionnaire). L'entreprise m'enverrai ensuite le graal de tout demandeur de visa, le Certificate of Eligibility, que j'irais fièrement présenter à l'ambassade du Japon en France pour me voir délivrer le visa professionnel d'un an renouvelable. Le patron fût prompt à accepter la procédure, et tout le monde me félicita solennellement.

Peu avant mon retour en France, Erika me prévint tout de fois qu'en devenant employé de l'entreprise (会社員 kaishain), je devrais moduler mon comportement privé, car ma réputation sur l'île affecterais celle de l'entreprise. En effet Erika regrettait ma fréquentation d'individus par trop festifs, et mon image souffrait de ce qu'aucuns percevaient comme une certaine tendance aux romances frivoles. Il conviendrait donc de soigner mon image sociale en réduisant ces tendances, pour ne pas endommager l'image de l'entreprise dont je deviendrait employé. Je ne fis à l'époque que peu de cas de cet avertissement, car, d'une part, je n'apprécia guère que l'on me fasse la morale, et d'autre part, il était clair que je continuerais à agir le plus librement du monde dans mes activités extraprofessionnelles.

C'est Ichiho qui se chargeait des démarches. Elle me montra même les papiers récupérés au bureau d'immigration, et m'informa qu'elle devrait me trouver un statut bien particulier, correspondant à une position professionnelle affectable à un étranger (chef, traducteur etc.) - et, j'imagine, pas de n'importe quelle nationalité; mais en tant que Français j'ai la chance de ne souffrir d'aucun stéréotype négatif. Pour exprimer la difficulté d'obtenir un visa, Ichiho me rapporta aussi que, le nombre de ces statuts étant restreint selon la taille de la ville, le fonctionnaire avait prévenu que je ferais mieux de tenter ma chance à Tokyo.

Nous avions convenu que j'embaucherais en janvier. Mais quand vint le premier mois de l'année, c'est moi qui dût la contacter par messenger, pour m'entendre dire que je devrais en fait attendre avril, car les démarches prenaient plus de temps que prévu. En avril, je la contactais de nouveau, et elle me demanda d'attendre encore un peu et que, au fait, elle quitterais la boîte à la fin du mois. Ainsi, le café ne serait plus, à moins que je vienne la remplacer comme manager. Je répondis qu'avec plaisir, et ce dès réception du sacro-saint Certificate of Eligibility. Mais quelques messages plus tard, tout en réitérant l'invitation, elle déplora que l'entreprise ce pouvait finalement pas m'obtenir de visa, et que je devrais donc trouver un autre moyen pour l'obtenir.

Réalisant alors que j'aurais peut-être mieux fait d'être en contact direct avec le patron, je décidais de lui composer un message en forme d'ultime recours. Je résumais en détail toute la situation, et concluais en lui demandant de bien vouloir me faire parvenir au moins une promesse d'embauche, que je pourrais utiliser pour faire la demande de visa par moi-même. Je montrais la réponse du patron à une amie japonaise, qui fût d'accord pour la qualifier d'"horrible" (酷い hidoi): un "Non" sec et brutal.

Je ne m'en offusqua guère plus longtemps, et me laissai emporter par cette envie irrésistible de rejoindre l'île. J'acheta mon aller simple pour trois semaines plus tard, le début du mois de mai.

Je fût accueilli de nouveau à bras ouvert par Erika, et son colocataire et collègue avec qui je partageais la chambre. Je ne pût dissimuler longtemps ma frustration de n'avoir pas obtenu le visa promit par son patron, qui n'a semble-t-il pas fait le nécessaire. Mais selon elle il n'en était rien. Même quand je lui montra notre bref échange, elle insista qu'il s'agissait d'un "problème de communication". Et d'accuser Ichiho, désormais absente de l'entreprise, de ne pas avoir fait aboutir les démarches.

Bien que perplexe, j'accepta pour le moment cette version des faits. Quelques semaines plus tard, je m'étais trouvé un job, et j'avais déjà acheté mon billet de retour, délimitant le nombre de jours passés ici, dont je ne profiterais ainsi que plus pleinement. Mais l'affaire continua de m'intéresser, dans la mesure où les impressions et déclarations contradictoires m'empêchaient de l'élucider. En surfant au large de la plage de Yoshino, je surprit une conversation de l'ami Ken, qui, après m'avoir salué, se tourna vers un autre surfer pour me présenter: "Il travaillait au Painagama Cafe, mais il a du arrêter car il s'amusait trop (avec les filles)" Non mais c'est une blague! C'est en tout cas la théorie de Nico à qui je rapporte l'anecdote. Une réputation de Don Juan aurait-elle vraiment desservie mon embauche alors que celle-ci semblait décidée à l'issu de mes deux mois sur l'île?

Ce n'est que lundi soir dernier que j'ai enfin rencontré Ichiho, pour la première fois depuis mon retour. Elle s'enquit de mes activités à Miyako, puis, sans transition, s'exprima sur ma "vie privé", qu'il faudrait que je "change", alors que sur le plan professionnel je serais irréprochable. Lorsque je mentionna la difficulté de m'obtenir un visa, elle m'avoua que ce serait non pas le patron mais son second, Makoto-san, qui y aurait mit son veto.

J'allais donc poser franchement la question à Makoto le lendemain - est-ce qu'il avait vraiment eu des inquiétudes qui l'auraient incité à s'opposer à mon embauche? Et si oui, qu'elles en étaient la nature? Il nia en bloc, insistant qu'il n'opposait en rien que je travaille au café, protestant d'un air compatissant et penaud: "on t'as même laissé dessiner les nouveaux menus récemment!" (un "travail" non rémunéré que j'ai fait pour faire plaisir à Erika). Au passage, la formulation de Makoto ("on t'as laissé") identifie le travail à une faveur accordé par l'entreprise au travailleur. Dans un effet wellesien de la victoire idéologique du néolibéralisme, l'effort des travailleurs leur est complètement reniée, et, pire, inversée par rapport à la contribution de l'employeur dans l'échelle de valeurs.

J'appris le soir même par Erika qu'il appela ensuite Ichiho pour l'incendier, et de compatir... avec Makoto. Cette défense inconditionnelle de ses supérieurs hiérarchiques confirme l'endoctrinement aveugle d'Erika à la cause de "son" entreprise. Pour m'en persuader de la bonne volonté, elle ajouta qu'elle pourrait sans problème soutenir de nouveau ma candidature auprès du patron, dont elle est proche. Mais je déclinais poliment, préférant oublier cette entreprise, dont la parole des membres me paraissait désormais douteuse.

Je ne peux pas être définitivement sûr des raisons pour lesquels je n'ai pas obtenu de visa (doute qui érode malheureusement ma confiance pour mes anciens collègues et, pensais-je naïvement, ami-e-s). Mais il semblerait bien que ce soient des considérations d'ordre privé, un jugement sur mon comportement et mes valeurs personnelles, qui aient aboutit à mon rejet de cette entreprise. Cette décision indique une intrusion qui me semble délétère de l'entreprise dans la vie privé de ses employés, en forme de contrôle insidieux et culpabilisant.

La liberté individuelle est ici réduite au profit de l'image de l'entreprise et de la vie en son sein, régie par le patron et les cadres dirigeants.